Jacques Rouby – Alchimiste de la matière
Mot de l’éditeur :
« Homme/art m’a tué » furent les paroles que Jacques Rouby adressa à Isabelle Floch lors de leur première rencontre sur un banc de gare, à l’hiver 2012. Dans ce cri laconique et paradoxal, toute la tragédie d’un homme se résume — celle d’un artiste dévoré par sa propre création, incapable pourtant de s’en détacher. Cette phrase, à la fois testament et manifeste, nous livre la clé d’une œuvre qui se nourrit de sa propre destruction, à l’image de ces cartons sculptés qui s’offrent aux éléments pour mieux renaître. C’est ce dialogue incessant entre la vie et la mort, entre la création et l’anéantissement, que nous avons souhaité explorer dans les pages qui suivent.
Alchimiste des matériaux pauvres, Rouby transforme le vil en précieux par des procédés qui défient les conventions artistiques. Ses cartons superposés, scarifiés à la gouge et au cutter, livrent des paysages mentaux d’une beauté étrange, semblables à « des cartes topographiques, à des plans-reliefs, vestiges de cités antiques », comme les décrit si justement Isabelle Floch. La diversité de ses méthodes révèle une inventivité sans bornes : il concocte « diverses mixtures […] avec le plus grand soin » pouvant « contenir des oxydes, du sulfate de fer, du café, d’autres substances plus saugrenues encore », comme l’indique Gilbert Pons. Mais l’artiste ne s’arrête pas à cette première métamorphose. Il soumet ses œuvres aux intempéries, les abandonne à la nature qu’il fait complice de son art. « Giboulées, canicule, averses, orage, ondées : il lui faut tour à tour couvrir et découvrir les briques de matière. Faire sécher, dessécher, laver. Les fourmis sont à l’œuvre et sculptent incessamment », rapporte Lauranne, témoin privilégiée de ce processus.
Cette alchimie de la matière n’est pas sans rappeler la vision sisyphéenne de l’existence qui anime Rouby. « C’est difficile de vivre. Il faut recommencer sa vie chaque matin », confie-t-il en 2012. À l’image du héros camusien condamné à remonter éternellement son rocher, l’artiste s’inscrit dans une répétition obstinée où chaque jour il reprend son labeur harassant. De sa plume « d’une incroyable finesse », il trace ces corps étranges, hybrides, enchevêtrés qui peuplent ses dessins. Mi-hommes, mi-arbres, ces créatures semblent surgir d’un cauchemar lovecraftien, témoins d’une lutte existentielle « en deçà – ou par-delà – les mots », pour reprendre l’expression de Mikaël Faujour. Ces formes organiques ne sont pas sans évoquer les dessins d’Henri Michaux, les hybrides surréalistes de Max Ernst ou les visions torturées de Fred Deux – sans jamais pourtant s’y réduire.
Cette position à la marge du monde de l’art, Rouby l’assume pleinement en se qualifiant d’« artiste singulier ». Indifférent aux écoles et aux mouvements de son temps, il creuse obstinément son sillon, n’appartenant ni tout à fait à l’art brut, ni à l’expressionnisme, ni à l’arte povera, tout en dialoguant secrètement avec eux. Autodidacte revendiqué, ancien caricaturiste sur le parvis de Beaubourg, il développe une œuvre dont la cohérence frappe malgré la diversité des supports – des feuilles d’acétate médicales aux cartons récupérés. La reconnaissance, quoique tardive, ne manque pas de venir : en 2008, deux de ses cartons sculptés entrent dans la prestigieuse collection de l’abbaye de Beaulieu-en-Rouergue, Centre national d’art contemporain fondé par Geneviève Bonnefoi, aux côtés d’œuvres d’Henri Michaux, d’Hantaï et d’autres grands artistes contemporains.
Lorsqu’on contemple aujourd’hui ces « palimpsestes » arrachés à la destruction, on ne peut s’empêcher de penser à la formule de l’Ecclésiaste : « tout est vanité et poursuite du vent ». L’œuvre de Rouby nous confronte à notre propre fragilité, à l’absurdité sublime d’une existence vouée à l’effacement. Dans le geste créateur sans cesse recommencé et dans sa délicate préservation au fil de ces pages se joue peut-être la seule victoire possible contre le néant – celle, éphémère mais nécessaire, de la trace laissée sur le rivage avant que la marée ne l’efface.
M. B.
24 x 30 cm
64 pages
Couverture souple à rabats
Isbn 978-2-35532-454-3
40 €
« Cette première monographie hommage nous transporte au coeur de l’oeuvre de cet artiste unique et nous dévoile un univers fascinant. » > voir l’article sur Aralya
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